100 % des gagnants ont tenté leur chance
Publié le :
06/10/2020
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Si c'est (heureusement) rarement gagnant de demander n'importe quoi à un juge, c'est (hélas) rarement coûteux ; alors beaucoup ne se gênent pas.
Combien de fois un client a déboulé dans mon bureau, affolé de recevoir une assignation demandant sa condamnation à 15.000 € pour avoir simplement rayé la voiture de son voisin ? Ou sollicitant la suppression de ses droits de visite et d'hébergement sur le petit Théo, au motif que celui-ci n'avait pas aimé le dernier week-end chez les grands-parents ?
J'ai beau leur répondre : et alors ? Demande n'est pas jugement ! La partie adverse pourrait vous demander 1 millions de dommages-intérêts, peu importe, si son action est mal fondée !
Mais il y a un effet irrationnel de l'assignation en justice, avec ses formules incompréhensibles, et sa convocation devant des juges qui font peur - même si ce n'est complètement fou non plus d'appréhender une justice dont l'aléa confine parfois à la loterie (d'où le titre et l'image si subtils de ce post).
Tel était le cas de mon client quand il a reçu les conclusions de la partie adverse lui demandant rien moins que 526.250 € de dommages-intérêts au titre du préjudice principal. Il ne dormait pas très bien.
Il faut dire que cette demande était formulée dans le cadre de poursuites pénales (pour escroquerie et faux) la crédibilisant. Le Parquet avait même, sans trop réfélchir, repris cette somme dans la "qualification développée" des faits (celle qu'on voit sur la convocation). Cela ne signifiait pas pour autant qu'il validait le raisonnement indemnitaire - d'ailleurs ce n'est pas son travail - mais cela peut quand même sérieusement aider la partie civile.
C'est peut-être ce qui a donné confiance à cette dernière pour tenter le coup de cette demande indemnitaire pharaonique, et me balancer le jour de l'audience un paquet d'une centaine de pages censées l'étayer. Tout en admettant quand même poliment qu'elle ne s'opposerait pas à mon éventuelle demande de renvoi.
Que mon client, montant d'un degré supplémentaire dans l'affolement, pensait du coup demander.
Et que, il est vrai, les mis en cause sont parfois soulagés d'obtenir, histoire d'éloigner un peu plus la perspective de leur condamnation. Notamment les "professionnels" de la récidive, qui supportent très bien l'incertitude (toute relative) de la justice (qu'ils commencent à bien connaître), voire gèrent le chevauchement de diverses procédures au mieux pour leurs intérêts.
Mais il est à l'inverse d'autres justiciables "occasionnels" qui vivent très mal les délais atroces de la justice, et pour qui un renvoi ne serait qu'une facilité immédiate un peu lâche, mais redoutable pour leur santé morale sur le long terme. A vrai dire, l'immense majorité d'entre eux.
Mon client en faisant clairement partie, avec ses nuits sans sommeil depuis 6 mois, et mains qui tremblaient en tournant les pages, dont ses yeux embués n'arrivaient même plus à lire les chiffres qui dansaient dans tous les sens.
Moi, je les lisais très bien, puisque je n'étais évidemment pas concerné de la même façon que lui, suffisamment en tout cas pour savoir qu'elles n'avaient aucun intérêt, et que je n'aurai pas besoin de toutes les lire.
Je lui ai donc dit : vous voulez vraiment continuer à ne pas dormir pendant 1 an ? Non hein. Alors on va prendre 2 h tranquilles à côté de la salle d'audience pour lire ce paquet d'inepties, on propose au juge de prendre d'autres affaires en attendant, et tout à l'heure on leur règle leur compte.
Mon diagnostic était certes facilité par le fait que la production adverse était vraiment très mauvaise. Il faut juste avoir le métier suffisant pour ne pas être intimidé par des chiffres délirants, et un avocat qui a vu défiler des affaires l'a bien plus facilement qu'un client qui serait venu se défendre seul.
Comme d'habitude, la motivation du jugement, qui ne reproduit que l'écume des débats, ne permettra guère de s'en rendre compte.
En gros, la partie civile reprochait à mon client, autrefois son salarié, de lui avoir fait croire à de fausses commandes d'acheteurs, lui faisant ainsi constituer des stocks inutiles. Ce qu'il avait effectivement fait, et ce qui lui avait valu licenciement, et donc, condamnation pénale à venir. Ce n'était pas contesté.
C'est le préjudice de sa société qui l'était, or elle était incapable de prouver que ces stocks n'avaient pu être écoulés, très probablement parce qu'elle les avait finalement vendus à quelqu'un d'autre. Au lieu de l'admettre et de formuler des demandes raisonnables indemnisant l'incontestable casse-tête que cette histoire avait quand-même dû lui causer, et qui auraient peut-être été accueillies, elle avait considéré l'instance judiciaire comme une sorte de roulette au casino, et tenté de se faire rembourser des caisses de produits prises à toute époque et en tous lieux de ses entrepôts, dans un salmigondis de documents illisibles, que je m'étais fait le plaisir de dénigrer, et qui avait amené le tribunal à ne lui accorder quasiment rien au bout du compte : 1.000 € au titre du préjudice d'image, et la même chose pour les frais d'avocats. C'est quasiment un soufflet judiciaire (et je ne dis pas ça pour mon confrère, qui ne pouvait sans doute rien à l'appétit insatiable de son client).
Sauf que.
Ce n'est pas ça qui fera de la peine à ces gens, cadres parfois subitement enrichis par des bonus commerciaux inversement proportionnels à leur sophistication intellectuelle. Justice comme employés inférieurs, tant que ça gagne mois qu'eux, ils voient tout comme une sorte de machine à sous potentielle, on tente, on gagne tant mieux, on perd tant pis, sans état d'âme. Cela ne se limite pas qu'à des cas financiers, puisque j'ai pris l'exemple des affaires familiales au début de mon texte, où les demandes de résidence "exclusive" d'un enfant, même complètement fantaisistes, peuvent tordre le ventre de l'adversaire qui ne sait rien sur les chances de succès, en attendant qu'un juge vienne ramener du bon sens là-dedans.
Et c'est très (trop) peu sanctionné par la justice : souvent rien de plus que le simple rejet de la demande, parfois de misérables frais d'avocats à rembourser. Très rarement une condamnation à des dommages-intérêts pour abus du droit d'ester en justice, ou une amende civile (dans mon dossier, en l'espèce, étant du côté du condamné, je n'allais quand même jusqu'à en demander une).
La surenchère a donc de beaux jours devant elle.
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