Du choix d'un régime matrimonial "insolite"

Du choix d'un régime matrimonial "insolite"

Publié le : 12/12/2018 12 décembre déc. 12 2018

Choisir la communauté quand on exerce une activité libérale, c'est un peu trop rock n roll, aux yeux des juges

Je ne suis pas un spécialiste de la responsabilité civile des notaires; j'ai retenu cet arrêt surtout en ce qu'il apporte un éclairage intéressant sur les différents régimes matrimoniaux.

Mais on ne vas se mentir : ça fait plaisir à pas mal de monde quand un arrêt coince enfin un officier ministériel, là où tant de tentatives échouent le reste du temps, pour des motifs en général très formalistes (notamment l'absence de preuves), dans lesquels la morale n'y gagne pas souvent. Surtout en matière de conseil pour le choix du bon régime matrimonial, où le contentieux est rarissime (les procès portant plus souvent sur la liquidation dudit régime).

Un commentateur (Eric Meiller, Choix du régime matrimonial et responsabilité du notaire,  Lexbase, 8 nov 2018) estime même n'avoir recensé qu'un seul arrêt portant sur ce type de question, et qui avait été tranché dans un sens fort indulgent pour le notaire : un époux marié sous le régime de la communauté universelle reprochait au notaire ayant reçu ce contrat de ne pas lui avoir expliqué que, sans clause de reprise des apports en cas de divorce, les biens de la communauté seraient partagés de moitié, malgré le déséquilibre des apports de chaque partie; la Cour de cassation avait estimé que le défaut de conseil n'avait pas porté préjudice, "dès lors que la considération principale des époux lors de la signature de contrat de mariage était d'assurer la protection du conjoint survivant et non d'envisager les conséquences d'une rupture du lien matrimonial" (Civ 1, 30 avril 2014, n° 13-16380). Ben voyons, il va de soi que les contrats de mariage ne sont pas du tout faits pour anticiper une éventuelle rupture. Un peu sentimentale, sur ce coup là, la Cour de cassation ?

On se demande néanmoins si la morale gagne beaucoup plus à avoir retenu la responsabilité d'un notaire dans l'hypothèse ici commentée, là où tant de ses confrères ont pu s'enrichir dans des situations bien moins glorieuses.

L'hypothèse, c'est donc celle d'un contrat de mariage fondé sur le régime "légal" (communauté réduite aux acquêts), avec clause d'attribution intégrale de la communauté au survivant - c'est là la valeur ajoutée de l'intervention notariée (autrement il n'y en avait pas besoin  pour que soit applicable le régime légal, qui l'est par défaut). Mais il aurait manifestement dû en apporter une autre : celle de prévenir ses clients du caractère "insolite" de leur choix - ce seront les mots de la cour d'appel.

En effet, si les deux contractants étaient chirurgiens dentistes, l'un exerçait en salarié, mais l'autre en libéral, et en plus, venait de s'endetter pour s'installer. Un élément qui traditionnellement fait pencher les époux pour un régime séparatiste; c'est d'ailleurs celui vers lequel ils se sont ultérieurement convertis, en allant voir un autre notaire. La cour d'appel l'a noté en termes particulièrement nets, estimant que le contrat reçu par le premier notaire "était manifestement inadapté à la situation de jeunes époux qui n'avaient pas encore d'enfants et pour lesquels le seul régime matrimonial qui convienne était celui de la séparation de biens". Elle l'a donc condamné à payer aux époux les frais occasionné par la conversion ultérieure de leur régime (8.200 €), outre un préjudice moral qu'elle a évalué à 2.000 € "dans la mesure où les liens d'amitié qu'ils entretenaient avec le professionnel qui a failli à sa mission les avaient amenés à lui accorder une confiance particulière".

Et pourtant. Dans son pourvoi, le notaire estime qu'il n'a pas à s'immiscer dans les considérations des futurs époux (bon, ça c'est un peu léger sur le devoir de conseil; on rappelle que dès 1925, la Cour de cassation écrivait joliment que ces professionnels "ont également pour mission de renseigner leurs clients" et ne peuvent "décliner le principe de leur responsabilité en alléguant qu'ils se sont bornés à donner la forme authentique aux convention des parties"), mais aussi que le juge n'a pas à prendre parti sur le régime matrimonial qu'il estime le plus adapté, et surtout qu'il ne suffit pas de noter qu'un des conjoints exerce une activité à titre libéral, pour en déduire automatiquement que la communauté est une erreur, et notamment que ça l'expose irrémédiablement aux dettes professionnelles.

Et on ne peut pas lui donner complètement tort de ce point de vue (attention, là, ça devient technique). En effet, comme le rappelle à juste titre le commentateur précité, les dettes dont les époux sont tenus au jour de la célébration du mariage leur demeurent personnelles (art 1410 CC). En outre, les époux peuvent désirer un régime communautariste pour deux raisons : d'une part, afin de partager l'enrichissement durant le mariage (art 1401 CC), d'autre part, par la clause d'attribution de communauté (qui avait été stipulée en l'espèce), pour bénéficier d'une protection successorale plus étendue que par libéralité ou par la succession ab intestat, dès lors qu'il n'existe pas d'enfant né hors du couple (art 1525 CC). Un bon compromis étant toutefois, poursuit ce commentateur, le régime, peu pratiqué, de participation aux acquêts (art 1569 CC).

Mais, lui répond la Cour de cassation pour rejeter son pourvoi (Civ 1, 3 octobre 2018, n° 16-19619), en l'espèce, c'était en fait à lui (le notaire) de faire cette démonstration (comme le commentateur de l'arrêt), notamment à partir du moment où l'activité d'un des époux "comportait un risque financier". En clair, ce n'est pas interdit en soi, mais il faut s'en expliquer. Fini le temps où, dans une formule aussi élégante que déresponsabilisante, la cour d'appel de Paris estimait que le notaire doit "être présumé avoir en toute circonstance satisfait" à son obligation de conseil, et que "l'obliger par suite à apporter la preuve qu'il s'est acquitté de son rôle serait faire peser sur sa probité professionnelle une présomption inadmissible qu'il a manqué à l'un des devoirs les plus élémentaires de sa charge" (12 mars 1962).

Le commentateur précité, qui est lui-même notaire, rassure finalement ses confrères en estimant que les hypothèses de contentieux devraient rester relativement rare dans cette matière, et leur donne même un mode d'emploi pour se préconstituer la preuve du conseil donné : plutôt que de l'insérer directement dans l'acte, même si c'est autorisé, mieux vaut le rédiger dans un document à part, car "pour des raisons évidentes de protection de la vie familiale, il n'est pas d'usage d'exposer, au sein du contrat de mariage, les motifs ayant conduit à l'adoption du régime matrimonial".

Comme quoi, vous voyez bien que les notaires pensent à vous.

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