Cachez moi ce patrimoine que je ne saurais voir
Publié le :
02/11/2022
02
novembre
nov.
11
2022
Les époux ayant "vocation" à un partage égalitaire en communauté, peu importe qu'ils en reçoivent trois sous ou des millions, nous dit la Cour de cassation. Lorsqu'il détermine le montant de la prestation compensatoire, le juge doit ignorer cela. Un aveuglement complet.
A l'heure où les Français traquent le salaire d'un dirigeant sans se poser des questions sur celui d'un footballeur, leurs magistrats, eux, continuent de considérer que le salaire élevé, qu'on pourrait définir par celui qui est situé juste au dessus de ce que eux-mêmes gagnent, est vaguement honteux, peu important que depuis bien longtemps la richesse appartiennent dans ce pays en réalité à ceux qui héritent, plus nombreux que Mbappé ou Pouyanné. Un esprit mal intentionné pourrait même se demander si, pour pouvoir habiter à Paris - ce qui a des chances d'être le cas de ceux qui sont en poste à la Cour de cassation, ils le doivent bien probablement à cela qu'à leur revenu. Mais je ne l'ai pas dit.
C'est la saillie de comptoir que m'inspire cet arrêt de la 1ère chambre civile (21 sept 2022, n° 21-12344), selon lequel "la liquidation du régime matrimonial des époux étant par définition égalitaire, il n'y avait pas lieu de tenir compte de la part de communauté devant revenir à Mme [U] pour apprécier la disparité créée par la rupture du lien conjugal".
Ben voyons ! Que le partage de communauté vous apporte 20.000 € ou 800.000 €, ça ne fait aucune différence, c'est évident. Et ça n'aura aucun impact sur le surplus de salaire de 2.000 € que le méchant Roger perçoit par rapport à la gentille Monique, et qui reste horrible, même s'il ne voudrait en réalité plus rien dire dans l'hypothèse d'un partage de patrimoine important.
Les prénoms de cet exemple sont fictifs, ça m'est venu comme ça, mais surtout, les chiffres aussi, pour être honnête, car l'arrêt ne nous livre pas les revenus dans l'espèce qui lui était soumise. Il faut dire qu'ils étaient impossibles à illustrer en quelques mots, comme nous l'enseigne la lecture de la décision de la Cour d'appel objet du pourvoi, sauf à se limiter à cette sorte de synthèse : "La cour ne peut par conséquent que souligner une nouvelle fois l'opacité de la gestion de la société et des ressources qu'elle génère et en conclure qu'en tout état de cause, aucun élément ne permet d'établir que l'activité est aujourd'hui déficitaire et qu'elle ne permet pas de procurer à monsieur [T] de substantiels revenus mensuels" (Besançon, 10 nov. 2020, RG 20/00009).
On nous livre néanmoins une idée de la vocation liquidative, indiquant que "le patrimoine communautaire était constitué d'un appartement évalué à 120 000 €, d'un local commercial évalué à 260 000 €, et du "relais Marrakech" évalué, selon l'époux, de 470.000 à 500.000 €, et selon l'épouse à 3.834.160 €, soit un montant global compris entre 850.000 et 4.214.160 €" - ah, le charme des évaluations immobilières au pays... En tout cas, c'est pas mal, et la prestation compensatoire aussi, fixée à 200.000 €. Celui qui la paie a donc d'autant plus de mal à entendre que ce que son épouse va retirer du partage est indifférent. Après, peut-être que la différence de salaires justifiait cette décision.
Il n'en reste pas moins cet étonnant principe.
Pas si étonnant, pourrait répondre la Cour, puisque cela fait longtemps qu'elle le suit. Ce qui n'empêche pas de le discuter, et je ne suis pas le seul (cf ci-après).
Par ailleurs, il est circonscrit, puisqu'il semblerait, en suite de deux arrêts rendus le 5 septembre 2018, qu'il ne s'applique qu'à la recherche de l'existence d'une disparité, et non au montant de la prestation destinée à la compenser. Le juriste aguerri ne sera pas davantage impressionné par cette distinction spécieuse, que par la fausse subtilité consistant à s'abriter derrière le pouvoir souverain du juge du fond. "Qu'il nous soit permis", écrit Stéphane David, "de ne pas être convaincus... du bien-fondé d'une telle distinction. Comment raisonnablement soutenir que le résultat de la liquidation d'une communauté peut déployer ses effets uniquement sur l'étendue de la disparité, sans influer sur son principe ?" (Droit et pratique du divorce, Dalloz référence, n° 215.57).
A sa suite, Quentin Guiguet-Schielé n'hésite pas à qualifier de "simpliste" la solution dégagée par la Cour de cassation (Dalloz actualité 11 octobre 2022)
D'abord, rappelle-t-il, "affirmer que les époux ont les mêmes droits dans le cadre de la liquidation du régime légal trahit une profonde méconnaissance de règles liquidatives", les droits pouvant être très différents par le jeu des "récompenses", qui peuvent par exemple venir indemniser des apports en fonds propres.
Ensuite et surtout, cette jurisprudence, quelle que soit sa constance, apparaît tout simplement contra legem, puisque l'article 271 du Code civil commande expressément de prendre en compte "le patrimoine estimé ou prévisible des époux...après la liquidation du régime matrimonial".
Et donc, elle ferme complètement les yeux sur le fait que la disparité "est moins une affaire de différence... que de disproportion". Où l'on retrouve cette allégorie de la justice avec un bandeau devant les yeux, mais initialement c'est pour ne pas se laisser influencer par les images. Pas pour faire semblant d'ignorer que la richesse se niche plus rarement dans la fiche de paie que dans l'immobilier.
Mais ce n'est peut-être pas la seule morale de l'histoire.
Marie Gayet (Droit de la famille, Lexis Nexis, Novembre 2022, n° 163), rappelle que "par le passé, la Cour de cassation avait eu l'occasion de tempérer ce principe, en précisant que l'absence de prise en compte des parts dans la communauté s'appliquait, sauf "circonstances exceptionnelles" (Civ. 1, 31 mars 2016, n° 15-18065...), sans que l'on sache d'ailleurs très précisément ce que pouvaient être les circonstances en question. Ici, la Cour de cassation ne prend même pas la précaution d'énoncer ce tempérament et adopte une formule des plus générales". On revient sur la simplicité, mais pas au sens simpliste/idiot évoqué ci-dessus. Plutôt au sens facile/rapide. Allègement légitime du fardeau de la justice ? Ou envie de sortir plus tôt du bureau ? Elle était peut-être là la clé. Comme souvent.
Note de technique à ludique : 4
Historique
-
Obtenir un droit de visite et d'hébergement pour un père sortant d'HP ? C'est possible !
Publié le : 13/10/2023 13 octobre oct. 10 2023Droit de la familleEchelle de ludique (1) à technique (5) : 1 Quand le juge va au-delà des apparences et sonde les êtres humains qu'il en face de lui, on peut s'en sortir. Cela faisait 4 ans que mon client était hospitalisé régulièrement pour des "bouffées délirantes" (c'est le terme psychiatrique exact), et...
-
Quand la justice à Bobigny a besoin d'une bonne cartouche
Publié le : 20/03/2023 20 mars mars 03 2023Droit de la familleEchelle ludique (1) à technique (5) : 2 Non, il n'y a aucun sous-entendu guerrier ou graveleux dans mon propos. C'est juste à prendre au premier degré, ce qui n'est pas moins triste. Avec ma consoeur et les clients, on avait tout préparé, le tribunal n'avait quasiment plus rien à faire....
-
Vous serez amis, que vous le vouliez ou non
Publié le : 15/03/2023 15 mars mars 03 2023Droit de la familleDroit civil / Procédure civileNiveau de ludique (1) à technique (5) : 3 Cela fait bien longtemps que je fais tout pour trouver des accords et épargner à mes clients et à moi-même des procédures d'une longueur ridicule, des conclusions à 40 pages, des km de pièces inutiles. Je n'ai pas attendu les invitations du législateur...
-
La Charte de présentation des écritures est-elle vraiment dangereuse ?
Publié le : 06/02/2023 06 février févr. 02 2023Droit civil / Procédure civileSur la photo du site de la Cour de cassation, on a l'impression que c'est un parchemin géant qui fait la moitié de la hauteur de ses signataires, mais c'est probablement un effet de la perspective, parce qu'elle est prise au premier plan. Cela n'en symbolise pas moins l'écho que le Haute juridict...
-
Se constituer partie civile devant le Juge d'instruction, un droit toujours plus théorique
Publié le : 02/02/2023 02 février févr. 02 2023Droit pénalDans le cadre du mouvement de réformes consistant à délester la Justice de presque toutes ses missions afin de (théoriquement) raccourcir ses délais de jugement (ce qui ne se passe absolument pas), la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 permet désormais au juge d'instruction de refuser d'instruire, s...
-
Bob a 50 ans !
Publié le : 08/11/2022 08 novembre nov. 11 2022ActualitésAujourd'hui se tient au Tribunal de Bobigny un colloque sur cet anniversaire symbolique. Même s'il n'est pas ouvert au Grand public, c'est l'occasion de communiquer sur un lieu iconique en son genre. Mon ami Bob fête donc son jubilé 3 mois avant le mien, c'est dire que nous sommes nés pas loin...
-
Cachez moi ce patrimoine que je ne saurais voir
Publié le : 02/11/2022 02 novembre nov. 11 2022Droit de la familleLes époux ayant "vocation" à un partage égalitaire en communauté, peu importe qu'ils en reçoivent trois sous ou des millions, nous dit la Cour de cassation. Lorsqu'il détermine le montant de la prestation compensatoire, le juge doit ignorer cela. Un aveuglement complet. A l'heure où les França...
-
L'issue du "Grenelle" contre les violences conjugales : le bon chemin, mais jamais l'aboutissement ?
Publié le : 10/06/2021 10 juin juin 06 2021Droit de la familleEchelle de ludique (1) à technique (5) : 3 Les lois n° 2019-1480 du 28 décembre 2019 "visant à agir contre les violences au sein de la famille", et n° 2020-936 du 30 juillet 2020 "visant à protéger les victimes de violences conjugales" ont apporté d'incontestables améliorations. Jamais assez,...
-
100 % des gagnants ont tenté leur chance
Publié le : 06/10/2020 06 octobre oct. 10 2020Droit pénalSi c'est (heureusement) rarement gagnant de demander n'importe quoi à un juge, c'est (hélas) rarement coûteux ; alors beaucoup ne se gênent pas. Combien de fois un client a déboulé dans mon bureau, affolé de recevoir une assignation demandant sa condamnation à 15.000 € pour avoir simplement ra...